7

La nouvelle leur fut annoncée par George Adyn.

— Tu m’as bien dit d’ouvrir l’œil sitôt que je verrais poindre des étrangers, dit-il à Thomas, eh bien, ce coquin-là, il m’a tout l’air d’être un vrai étranger. Habillé comme un prêtre, pour sûr, mais va savoir ? C’est un vagabond, pour sûr. Suffit que tu me le dises (il fit un clin d’œil à Thomas) et on lui fait tâter du fouet, à ce gaillard-là, et après, on te l’expédie à Shaftesbury.

— Et là-bas, qu’en feront-ils ? s’enquit Robbie.

— Ils lui donneront le fouet derechef et ils le chasseront.

— C’est un dominicain ? demanda Thomas.

— Est-ce que je sais ? Il parle un galimatias de barbare, pour sûr. Pas comme un chrétien.

— De quelle couleur est sa robe ?

— Noire, bien sûr.

— Je vais aller lui parler, décida Thomas.

— Il baragouine comme un païen, pour sûr. Votre Honneur !

Ces derniers mots étaient destinés à saluer sir Giles, et Thomas dut attendre que les deux hommes se fussent entretenus de la santé de divers cousins, neveux et autres parents. Aussi approchait-on de midi lorsqu’il entra dans la bonne ville de Dorchester, accompagné de Robbie, en se répétant pour la millième fois que c’était décidément une ville bien plaisante et qu’il ferait bon y vivre.

Le prêtre fut amené dans la petite cour de la geôle. C’était une belle journée. Deux merles sautillaient sur le mur et un aconit fleurissait dans un coin de la cour. Le prêtre se révéla un homme jeune, très petit, doté d’un nez épaté, d’une paire d’yeux protubérants et d’une chevelure noire en bataille. Il portait une robe si élimée, si déchirée et si tachée qu’il n’était pas étonnant que les constables eussent pris cet être pour un vagabond. Cette erreur avait eu le don de susciter le courroux du prêtre.

— Est-ce ainsi que les Anglais traitent les serviteurs de Dieu ? L’enfer est un lieu encore trop bon pour vous autres Anglais ! Je le dirai à l’évêque qui le dira à l’archevêque qui en informera le Saint-Père et l’anathème sera jeté sur vous ! Vous serez tous excommuniés !

— Tu vois ce que je veux dire ? déplora George Adyn. Ça jappe comme un renard mais ce que ça raconte n’a ni queue ni tête.

— Il parle en français, lui apprit Thomas, avant de s’adresser au prêtre. Quel est votre nom ?

— Je veux voir l’évêque immédiatement. Tout de suite !

— Quel est votre nom ?

— Amenez-moi le curé de cette paroisse !

— Fort bien, mais avant je vous arrache les oreilles ! répliqua Thomas. Eh bien, quel est votre nom ?

Il s’appelait père Pascal, et il venait de subir les affres d’un voyage inconfortable à l’extrême. Parti du sud de Caen, il avait traversé les eaux glaciales de la mer. Il avait fait voile jusqu’à Guernesey, puis jusqu’à Southampton, avant de poursuivre sa route à pied, et tout cela sans connaître un rudiment d’anglais. C’était merveille que le père Pascal fût arrivé si loin. Et la merveille était d’autant plus grande qu’il avait été dépêché à Hookton avec un message pour Thomas.

C’était messire Guillaume d’Evecque qui l’avait envoyé, ou, plutôt, le père Pascal s’était proposé volontairement pour le voyage qui était urgent, car c’était un appel au secours. Evecque était assiégé.

— C’est épouvantable ! dit le religieux français.

À présent, calmé et radouci, il était assis au coin du feu aux Trois Coqs, où il dégustait de l’oie et buvait du bragged, une mixture d’hydromel chaud et de bière brune.

— C’est le comte de Coutances qui l’assiège. Le comte ! reprit-il.

— Pourquoi est-ce à ce point épouvantable ? demanda Thomas.

— Parce que messire Guillaume est le vassal-lige du comte ! s’exclama le prêtre, et Thomas comprit.

Les terres de messire Guillaume lui avaient été données en fief, et en faisant la guerre à son propre vassal, le comte le déclarait hors-la-loi.

— Mais pourquoi ?

Le père Pascal haussa les épaules.

— Le comte dit que c’est à cause de ce qui s’est passé pendant la bataille. Savez-vous ce qui s’est passé pendant la bataille ?

— Oui, dit Thomas.

Devant traduire pour Robbie, il lui fallait l’expliquer de toute façon. Il s’agissait de la bataille qui avait eu lieu l’été précédent dans la forêt de Crécy. Messire Guillaume appartenait aux armées du roi de France, mais au milieu du combat, il avait détecté son ennemi, Guy Vexille, et avait tourné ses hommes d’armes contre les troupes de Vexille.

— Le comte dit que c’est de la félonie, poursuivit le prêtre, et le roi a donné sa bénédiction.

Thomas se tut pendant quelque temps.

— Comment savez-vous que j’y étais ? finit-il par s’enquérir.

— Vous avez envoyé une missive à messire Guillaume.

— Je pensais qu’il ne l’avait pas reçue.

— Si, il l’a reçue, assurément. L’année dernière, avant de se trouver dans cette mauvaise passe.

Messire Guillaume se trouvait certes dans une mauvaise passe, mais par bonheur, son manoir d’Evecque était construit sur la pierre et garni de douves. Le comte de Coutances n’avait pas encore réussi à percer le mur, ni à traverser les douves, mais il disposait d’une pléthore de combattants, tandis que messire Guillaume n’avait qu’une petite garnison de neuf fidèles.

— Il y a aussi quelques femmes, précisa le père Pascal en déchirant une cuisse d’oie avec ses dents, mais ça ne compte pas.

— A-t-il des vivres ?

— À profusion, et le puits est bon.

— Ainsi, il peut tenir quelque temps ?

Le prêtre haussa les épaules.

— Peut-être que oui, peut-être que non. Il le pense, mais comment savoir ? Et le comte a une machine, une… il fronça les sourcils pour retrouver le nom.

— Un trébuchet ?

— Non, non, une sorte de grosse arbalète qui lance d’énormes traits, dit le père Pascal en rongeant le dernier morceau de chair qui subsistait sur l’os. Elle est vraiment lente et un jour, elle s’est même brisée. Mais ils l’ont réparée. Cette machine infernale ne cesse de marteler le mur. Oh, et votre ami est là-bas, marmonna-t-il, la bouche pleine.

— Mon ami ?

— Skeat, est-ce bien son nom ? Il est là-bas avec le docteur. À présent, il parle de nouveau et il marche. Il va bien mieux. Mais il ne sait pas reconnaître les gens quand ils ne parlent point.

— Quand ils ne parlent point ? répéta Thomas, perplexe.

— Quand il vous voit, expliqua le prêtre, il ne vous reconnaît pas. Ensuite vous parlez et il vous reconnaît.

Il haussa les épaules dans un geste de perplexité.

— Étrange, non ? Donc, qu’allez-vous faire ? demanda-t-il avant de vider sa cruche.

— Qu’attend de moi messire Guillaume ?

— Il désire que vous soyez tout près au cas où il lui faudrait s’échapper, mais il a écrit une lettre au roi pour lui expliquer ce qui s’est passé pendant la bataille. J’ai envoyé la lettre à Paris. Messire Guillaume pense que le roi peut fléchir, aussi attend-il sa réponse, mais moi… Moi, je pense que messire Guillaume est comme cette oie. Plumé et cuit.

— A-t-il dit quelque chose à propos de sa fille ?

— Sa fille ?

La question parut surprendre le père Pascal. Puis son visage s’éclaira.

— Oh, sa fille bâtarde ! Il a dit que vous trucideriez celui qui l’a tué, quel qu’il soit.

— C’est vrai, je le ferai.

— Et il veut votre aide.

— Il va l’avoir, assura Thomas, et nous partons dès demain.

Il regarda Robbie :

— Nous retournons à la guerre, lui dit-il.

— Pour qui vais-je me battre ?

Thomas lui adressa un large sourire :

— Pour moi, répondit-il.

Thomas, Robbie et le prêtre se mirent en route le lendemain matin. Thomas emporta des vêtements de rechange, un sac de flèches rempli, son arc, son épée et sa cotte de mailles, et, enveloppé dans une feuille de peau de cerf, un bagage de poids : le livre de son père. En réalité, il était plus léger qu’une gerbe de flèches, mais la mission qu’impliquait sa possession pesait sur la conscience de Thomas. Il se disait qu’il partait surtout pour aller à la rescousse de messire Guillaume, et cependant, il savait qu’il continuait sa quête du secret de son père.

Deux hommes au service de sir Giles chevauchaient avec eux pour ramener la jument que montait le père Pascal, ainsi que les deux étalons que le vieil homme avait rachetés à ses deux protégés.

« Vous n’allez pas les emporter à bord d’un bateau, avait dit sir Giles, on ne mélange point les chevaux et les bateaux. »

— Il nous a trop payés pour les chevaux, fit remarquer Robbie alors qu’ils s’éloignaient.

— Il veut laisser le moins possible à son gendre, répondit Thomas. De plus, c’est un homme généreux. Il a donné trois livres de plus à Mary Gooden. Pour sa dot. Ah, il est fort chanceux, cet homme.

Quelque chose dans l’intonation de son ami attira l’attention de Robbie.

— Un homme ? Quel homme ? Tu veux dire qu’elle a trouvé un époux ?

— Oui, un bon gars. Un couvreur en chaume de Tolpuddle. Ils se marieront la semaine prochaine.

— La semaine prochaine !

Robbie parut fort contristé d’apprendre que sa maîtresse se mariait. Même si c’était lui qui l’abandonnait, sa fierté était atteinte.

— Mais pourquoi l’épouse-t-il ? demanda-t-il au bout d’un moment. Ou alors, il ne sait point qu’elle est grosse ?

— Il croit que l’enfant est de lui, affirma Thomas, imperturbable, et cela se pourrait bien, m’a-t-on dit.

— Jésus ! jura Robbie.

Puis il se retourna pour jeter un regard sur la route qui s’étirait derrière eux, et le souvenir du bon temps lui fit venir le sourire aux lèvres.

— C’est un homme bon, dit-il en parlant de sir Giles.

— Un homme seul, compléta Thomas.

Leur bienfaiteur regrettait de les voir partir, mais il comprenait qu’ils ne pouvaient rester.

Robbie huma l’air :

— Ça sent la neige.

— Pas du tout !

C’était une matinée doucement ensoleillée. Les crocus et les aconits montraient le bout de leur nez dans les endroits abrités et les haies étaient bruissantes de pinsons et de rouges-gorges.

Mais le jeune Écossais ne s’était pas trompé. Comme la journée passait, les cieux devinrent bas et gris, le vent tourna à l’est en mordant leurs visages avec une vigueur nouvelle et la neige suivit. Ils trouvèrent refuge dans la forêt, chez un verdier[4] dont la maison surpeuplée abritait outre l’agent, sa femme, cinq filles et trois garçons. Deux vaches disposaient d’une étable à un bout de la maison, et quatre chèvres étaient attachées à l’autre bout. Le père Pascal confia à Thomas qu’il avait grandi dans une maison tout à fait semblable ; toutefois, il s’inquiétait de savoir si les usages étaient les mêmes en Angleterre et dans le Limousin.

— Des usages ? interrogea le jeune archer.

— Eh bien, chez nous, précisa le prêtre en rougissant, les femmes pissent avec les vaches et les hommes avec les chèvres. Je ne voudrais pas me tromper.

— C’est pareil ici, le rassura Thomas.

Le père Pascal se révéla un bon compagnon. Il possédait une jolie voix dont il fit profiter l’assemblée après le repas pris en commun avec le verdier et les siens en les régalant de chansons françaises. Ensuite, tandis que la neige continuait à tomber et que la fumée de l’âtre s’élevait en grosses volutes vers le toit de chaume, il devisa avec Thomas.

Il était curé du village d’Evecque. Lorsque le comte de Coutances avait attaqué, il avait trouvé refuge au château. « Mais je n’aime pas rester enfermé », dit-il. Aussi avait-il proposé à messire Guillaume de délivrer son message en Angleterre. Il s’était échappé d’Evecque, d’abord en jetant sa vêture par-dessus les douves et ensuite en nageant pour la récupérer.

— Il faisait froid, raconta-t-il, jamais je n’ai eu aussi froid ! Je me disais que mieux valait avoir froid que rôtir en enfer, mais, tout de même, c’était épouvantable.

— Quelles sont les choses que messire Guillaume attend de nous ?

— Il ne l’a pas dit. Peut-être que si les assiégeants pouvaient être découragés… ?

Il haussa les épaules.

— L’hiver n’est pas une bonne période pour un siège, à mon avis. À l’intérieur d’Evecque, ils sont confortablement installés, au chaud, ils ont engrangé leur récolte, mais les assiégeants… Les assiégeants sont mouillés et ils sont au froid. Si vous pouviez augmenter leur inconfort, qui sait ? Peut-être abandonneraient-ils le siège ?

— Et vous ? Qu’allez-vous faire ?

— Je n’ai plus rien à faire à Evecque, répondit le prêtre. Messire Guillaume a été déclaré félon et ses biens ont été confisqués, ce qui fait que ses serfs ont été transportés dans les domaines du comte de Coutances. La plupart de ses gens ont fui devant les assaillants qui les pillaient et les violaient. Peut-être vais-je me rendre à Paris ? Je ne peux pas aller trouver l’évêque de Caen.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a envoyé des hommes à la rescousse du comte de Coutances, dit le bon père en secouant tristement la tête. L’évêque a été appauvri par les Anglais, pendant l’été, aussi a-t-il besoin d’or, de terres et de biens, et il espère en tirer du fief d’Evecque. La cupidité est la cause de bien des guerres.

— Et vous êtes aux côtés de messire Guillaume ?

Le père Pascal haussa les épaules.

— C’est un homme de bien. Mais à présent… À présent, il me faut aller voir à Paris pour demander une promotion. Ou peut-être à Dijon. J’ai un cousin là-bas.

Ils poursuivirent leur route vers l’est pendant les deux jours suivants, chevauchant à travers les bruyères mortes de la New Forest recouverte d’un doux manteau blanc. La nuit, les petites lumières des villages de forêt scintillaient dans le froid. Thomas craignait qu’ils n’arrivent trop tard en Normandie pour venir en aide à messire Guillaume, mais ce doute n’était pas une raison pour abandonner leurs efforts. Pendant les dernières lieues vers Southampton, ils durent patauger dans un mélange de neige fondue et de boue. Thomas se demanda comment ils trouveraient un moyen d’atteindre la Normandie, province ennemie. Il doutait fort de trouver un bateau, car toute embarcation anglaise s’approchant de la côte normande était en danger d’être arraisonnée par des pirates. Certes, les bateaux en partance pour la Bretagne ne manqueraient pas, mais la route était longue jusqu’à Caen.

— Il faut passer par les îles, naturellement, affirma le père Pascal.

Ils passèrent une nuit dans une taverne et, le lendemain matin, trouvèrent une place à bord de l’Ursula, un cotre en partance pour Guernesey qui transportait des tonneaux de porc salé, des fûts remplis de clous, des douves de tonneaux, des lingots de fer, des pots emballés dans de la sciure, des ballots de laine, des gerbes de flèches et trois caisses de cornes de bétail. Il transportait aussi une douzaine d’archers attendus à la garnison du château qui gardait le mouillage du port de Saint-Pierre. Que vînt un mauvais vent d’ouest, selon les dires du capitaine, et des douzaines de bateaux qui transportaient du vin de Gascogne vers l’Angleterre se trouveraient pris dans la tourmente ; le port de Saint-Pierre était l’un de leurs derniers refuges. Mais les marins français le savaient aussi et, par mauvais temps, leurs bateaux venaient en masse vers l’île pour saisir l’occasion de faire une prise ou deux.

— Cela veut-il dire qu’ils nous attendent ? demanda Thomas.

Ils laissaient derrière eux l’île de Wight et le bateau était secoué par les vagues d’une mer grise d’hiver.

— Pas nous, ce n’est pas nous qu’ils attendent. Ils la connaissent, l’Ursula, pour sûr, le rassura le capitaine en souriant d’un affreux sourire sans dents qui fendit son visage défiguré par la petite vérole, ils la connaissent et ils l’aiment, assurément.

Cela signifiait sans doute qu’il avait payé leur part aux hommes de Cherbourg et de Carteret. Cependant, il n’avait pas versé son écot à Neptune ou à l’esprit qui régnait sur la mer car, bien qu’il prétendît s’y connaître en vents et en vagues et qu’il affirmât que tous deux resteraient calmes, l’Ursula se balançait comme une cloche sonnant à toute volée. Elle tanguait, se cabrait et piquait du nez dans un vacarme de tonnerre. Le ciel du soir était gris comme la mort ; puis une pluie de neige fondue se mit à tomber sur la mer agitée. Le capitaine, accroché à la barre, dit avec son affreux sourire que ce n’était qu’un petit vent qui n’avait pas de quoi inquiéter un bon chrétien. Certains membres de son équipage ne semblaient pas partager son optimisme, car les uns touchèrent le crucifix cloué à l’unique mât et les autres allèrent s’incliner sur la plage arrière devant une image grossièrement sculptée dans le bois et entourée de rubans de couleurs vives. Cette sculpture était censée représenter sainte Ursula, la patronne du bateau. Thomas lui dit une prière en allant se tapir dans un petit coin sous l’avant du pont où il se réfugia avec les autres passagers, mais le pont semblait être troué, car un mélange d’eau de pluie et d’eau de mer passait continuellement à travers. Trois archers étaient malades et Thomas lui-même, qui avait traversé la Manche par deux fois auparavant et qui, ayant été élevé dans un village de pêcheurs, avait passé de nombreuses journées à bord de leurs petites embarcations, ne se sentait pas bien. En revanche, Robbie, qui n’avait jamais été en mer, s’intéressait à tous les détails du bord sans paraître éprouver l’ombre d’une indisposition.

— C’est parce que ces bateaux sont ronds ; ils roulent ! expliqua-t-il en criant pour recouvrir le vacarme.

— Tu t’y connais en bateaux, hein ? persifla Thomas.

— Ça coule de source, répliqua l’Écossais.

Thomas tenta de dormir. Il s’enveloppa dans sa cape trempée, se roula en boule en restant aussi immobile que le lui permettait le tangage du bateau et enfin, curieusement, il parvint à s’endormir. Il se réveilla à maintes reprises durant la nuit en se demandant à chaque fois où il était, et lorsqu’il recouvrait ses esprits, il doutait que le jour finisse par se lever ou qu’il parvienne jamais à se réchauffer.

L’aube arriva enfin, grise et sale, accompagnée d’un froid mordant qui vous transperçait jusqu’à la moelle des os, mais l’équipage avait retrouvé son entrain car le vent s’était calmé et la mer était plus clémente. Les vagues striées d’écume se dressaient et retombaient en s’abattant sur un groupe de rochers nus où des myriades d’oiseaux marins avaient élu domicile. C’était la seule terre en vue.

Le capitaine traversa le pont pour venir rejoindre le jeune archer.

— Les Casquets, annonça-t-il en désignant les rochers d’un signe du menton. Ces vieilles pierres ont fait un bon nombre de veuves.

Il fit le signe de la croix, cracha par-dessus le plat-bord pour conjurer le mauvais sort, puis leva la tête vers une trouée claire qui allait s’élargissant dans les nuages.

— Nous allons vers le beau temps, dit-il, grâces en soient rendues à Dieu et à Ursula.

Puis, avec un regard méfiant vers son jeune compagnon :

— Dites-moi, qu’est-ce qui vous amène dans les îles ?

Thomas songea à inventer quelque prétexte, à invoquer la famille… puis se ravisa : peut-être la vérité pourrait-elle lui apporter quelque enseignement intéressant.

— Nous voulons nous rendre en Normandie.

— On n’aime point trop les Anglais en Normandie, depuis que notre roi lui a rendu visite l’année dernière.

— J’y étais.

— Alors, vous savez qu’ils ne nous aiment pas.

Le capitaine avait raison. Les Anglais avaient tué des gens par milliers à Caen, puis brûlé les fermes, les moulins et les villages en ravageant la région à l’est et au nord. C’était une façon cruelle de faire la guerre, mais qui permettait d’attirer l’ennemi hors de ses retranchements pour engager la bataille. Sans doute était-ce la même méthode qu’appliquait le comte de Coutances avec les terres d’Evecque, dans l’espoir que messire Guillaume quitte l’abri de ses murailles de pierre pour les défendre. Seulement, messire Guillaume, avec ses neuf hommes, ne pouvait espérer affronter le comte dans une bataille.

— Des affaires nous attendent à Caen, lâcha Thomas, si nous pouvons atteindre cette ville.

Le capitaine fourra un index dans sa narine, puis jeta quelque chose dans les vagues.

— Essayez de trouver les Troï Frairess, dit-il.

— Les quoi ?

 Troï Frairess, répéta-t-il. C’est un bateau et c’est son nom. Il est français. Il n’est pas grand, pas plus large que ce petit baquet.

Il avait pointé le doigt vers une petite barque de pêche à la coque passée à la poix. À son bord, deux hommes lançaient des filets lestés dans la mer démontée tout autour des Casquets.

— C’est un homme qui s’appelle Pierre le Hideux qui commande les Troï Frairess. Il vous emmènera peut-être jusqu’à Caen, ou peut-être jusqu’à Carteret ou Cherbourg. Mais ce n’est point de moi que vous tenez son nom.

— Certes non ! assura Thomas.

Sans doute le capitaine voulait-il dire que Pierre le Hideux commandait un bateau appelé Les Trois Frères.

Il regarda la barque de pêche en pensant à la vie de ces pêcheurs qui tentaient de tirer leur subsistance de cette mer hostile. Il était sûrement plus facile de vivre de la contrebande de la laine et du vin entre la Normandie et les îles.

Pendant toute la matinée, ils firent voile vers le sud. Enfin, ils aperçurent la terre. Une petite île était située à l’est et une plus grande, Guernesey, à l’ouest. Sur les deux îles, les cheminées laissaient échapper des colonnes de fumée, promesse d’un toit et d’un bon repas chaud. Hélas, cette promesse s’évapora dans le ciel, car le vent changea de direction, la marée baissa et il fallut à l’Ursula le reste de la journée pour atteindre le port, où elle jeta l’ancre à l’ombre menaçante du château construit sur le roc.

Thomas, Robbie et le père Pascal furent conduits à terre à la rame. Ils échappèrent à la morsure de la bise en se réfugiant dans la quiétude d’une taverne où un feu dansait dans une vaste cheminée, à côté de laquelle ils prirent place pour déguster du poisson en daube, accompagné de pain noir et d’une bière aqueuse.

Ils dormirent ensuite sur des sacs remplis de paille où grouillait joyeusement la vermine.

Il leur fallut attendre quatre jours avant que Pierre le Hideux, dont le véritable nom était Pierre Savon, vînt mouiller au port, et deux jours de plus avant qu’il ne fût prêt à reprendre le large avec une cargaison de laine sur laquelle aucun impôt ne serait prélevé. Ledit Pierre était enchanté de prendre des passagers, auxquels il réclama un prix que les deux jeunes gens assimilèrent à de l’escroquerie. Le père Pascal fut transporté sans bourse délier grâce à sa double qualité de Normand et de prêtre car, à en croire Pierre le Hideux, comme Dieu l’aimait deux fois plus à ce titre, il était fort improbable que Les Trois Frères sombrent tant que le père Pascal serait à bord.

En effet, Dieu devait aimer le prêtre, car Il envoya une douce brise d’ouest, des cieux clairs et une mer calme, qui permirent aux Trois Frères de voler quasiment au-dessus des eaux jusqu’à l’Orne. Ils remontèrent jusqu’à Caen avec la marée et arrivèrent au matin. Lorsqu’ils furent à terre, le père Pascal bénit ses deux compagnons avant de soulever sa robe mitée et de se mettre en route pour Paris.

Thomas et Robbie, lourdement chargés de leur bagage de cottes de mailles, d’armes, de flèches et de vêtements de rechange, se dirigèrent vers le sud en traversant la ville.

L’aspect de Caen n’avait pas changé depuis l’année précédente, quand Thomas l’avait quittée après son saccage par les archers anglais. Ceux-ci, désobéissant aux ordres de leur roi qui leur commandait d’interrompre l’assaut, avaient franchi la rivière et massacré des centaines d’habitants à l’intérieur de la ville. Robbie ouvrit de grands yeux stupéfaits devant les vestiges de l’île Saint-Jean, la partie neuve de Caen, celle qui avait le plus souffert de la mise à sac. Quelques maisons seulement avaient été reconstruites et des ossements divers, parmi lesquels des côtes, des crânes et des os longs, apparaissaient à la surface de la boue laissée par la marée descendante. Les boutiques étaient presque vides, mais quelques paysans vendaient des vivres exposés sur leur charrette. Thomas acheta du poisson séché, du pain et du fromage dur comme la pierre. Certains jetaient des regards méfiants à son arc, mais il affirma aux sourcilleux qu’il était Écossais, et par conséquent allié de la France.

— Ils ont de bons arcs en Écosse, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Robbie.

— Certes oui !

— Alors pourquoi ne les avez-vous pas utilisés à Durham ?

— C’est que nous n’en avons pas assez, expliqua Robbie. Et surtout, nous préférons vous tuer au corps à corps, vous autres bâtards. Pour être bien sûrs que vous soyez bien morts, tu comprends ?

Avisant bouche bée une fille portant un pot à lait, il annonça sans transition :

— Je suis amoureux !

Mais Thomas le fit redescendre incontinent sur terre :

— Dès que tu vois des tétons tu tombes amoureux. Allez, viens !

Ils se rendirent chez messire Guillaume, là où il avait fait la connaissance d’Eléonore. Le blason aux trois faucons du gentilhomme était toujours gravé dans la pierre au-dessus de la porte, mais une nouvelle bannière flottait à présent sur la maison : un drapeau orné d’un sanglier à bosse muni de grandes défenses.

Thomas traversa la petite place pour aller quérir des renseignements auprès d’un tonnelier garnissant de fer les flancs d’un tonneau à grand renfort de coups de marteau.

— Quelle est cette bannière ?

— C’est celle du comte de Coutances, répondit le tonnelier, et il a déjà augmenté les fermages, ce gredin. Et vous pouvez bien être à son service, peu me chaut, vous ne me ferez pas clore le bec. (Se redressant, il fronça les sourcils à la vue de l’arc.) Vous êtes anglais ?

— Écossais, répondit Thomas.

— Ah !

Intrigué, le tonnelier se pencha vers son interlocuteur.

— C’est-y vrai que vous peignez vos faces en bleu quand vous vous battez ?

— Entièrement vrai, répondit Thomas, et même nos culs.

— Merveilleux ! fit le tonnelier, impressionné.

— Qu’est-ce qu’il dit ? interrogea Robbie, qui ne comprenait goutte à ce dialogue en français.

— Rien, éluda Thomas.

Puis il désigna du doigt un chêne qui poussait au centre de la placette. Quelques feuilles recroquevillées étaient toujours accrochées aux branches.

— J’ai été pendu à cet arbre, apprit-il à son compagnon.

— Oui-da, et moi, je suis le pape d’Avignon, répliqua Robbie en soulevant son ballot. Tu lui as demandé où nous pourrions acheter des chevaux ?

— C’est cher, les chevaux, objecta Thomas, et j’ai pensé que ce n’était pas la peine d’en acheter.

— Nous voilà donc devenus de la vulgaire piétaille ?

— Comme tu vois, confirma Thomas.

Ils quittèrent l’île en empruntant le pont sur lequel tant d’archers avaient péri durant leur assaut furieux et traversèrent la vieille ville. Il y avait eu là moins de dommages que sur l’île Saint-Jean car nul n’avait tenté de défendre les étroites ruelles, tandis que le château, qui n’était pas tombé aux mains des Anglais, n’avait souffert que des boulets lancés par les bombardes. Ces instruments de guerre n’avaient fait que peu de dégâts, si ce n’est ébrécher les pierres entourant la porte.

Une bannière rouge et jaune flottait sur les remparts et des hommes d’armes portant une livrée de même couleur interpellèrent les deux compagnons à leur passage. Thomas répondit en expliquant qu’ils étaient des soldats écossais désireux de se mettre au service du comte de Coutances.

— Je croyais le trouver ici, mentit le jeune archer, mais on nous a appris qu’il était à Evecque.

— Et ça ne le mènera nulle part, répondit le chef des gardes.

C’était un barbu portant un heaume fendu, ce qui laissait supposer qu’il l’avait pris sur un cadavre.

— Ça fait deux mois qu’il pisse sur ces murs sans en être plus avancé pour autant, mais si vous voulez mourir à Evecque, les gars, je vous souhaite bonne chance.

En passant devant les murs de l’Abbaye-aux-Dames, Thomas eut une soudaine vision de Jeannette. La jeune femme avait été sa maîtresse avant de rencontrer Edward Woodstock, le prince de Galles. Comment lutter contre un aussi prestigieux rival ? C’était ici, à l’Abbaye-aux-Dames, que Jeannette et le prince avaient vécu durant le bref siège de Caen. Où était-elle à présent ? Était-elle retournée en Bretagne ? Était-elle toujours à la recherche de son fils ? Pensait-elle parfois à lui ? Ou regrettait-elle d’avoir fui le prince de Galles, persuadée que la bataille de Picardie serait perdue ? Peut-être s’était-elle remariée entre-temps. Sans doute avait-elle emporté une petite fortune en joyaux en fuyant l’armée anglaise, et une riche veuve d’à peine plus de vingt ans était un parti fort intéressant.

Robbie interrompit brutalement la songerie de Thomas en lui demandant :

— Que se passerait-il s’ils découvraient que tu n’es pas écossais ?

Le jeune homme leva les deux doigts de sa main droite, ceux qui tendaient la corde de son arc.

— Ils me couperaient ça.

— C’est tout ?

— Ils commencent toujours par ça.

Ils cheminèrent vers le sud en traversant un paysage de petites collines aux pentes raides, de champs étroits, de bois touffus où s’enfonçaient de petites routes. Thomas ne connaissait pas Evecque, et bien que ce ne fût pas très éloigné de Caen, les paysans à qui il demanda son chemin n’en avaient jamais entendu parler. Il contourna la difficulté en s’enquérant de la direction qu’avaient prise les soldats durant l’hiver, et obtint sa réponse : on lui montra le sud.

Ils passèrent leur première nuit dans une masure sans toit qui, de toute évidence, avait été abandonnée lorsque les Anglais avaient traversé le pays.

Ils se réveillèrent à l’aube. Thomas tira quelques flèches dans un arbre, uniquement pour s’entraîner. Il était en train d’arracher les pointes de métal du tronc lorsque Robbie ramassa son arc.

— Peux-tu m’apprendre à m’en servir ? demanda-t-il.

— Ce que je peux t’apprendre prendra dix minutes. Mais le reste, il te faudra toute ta vie pour l’apprendre. J’ai commencé à tirer mes premières flèches quand j’avais sept ans et ce n’est qu’au bout de dix ans que j’ai commencé à être un bon archer.

— Ça ne peut être aussi difficile que tu le dis, protesta l’Écossais, j’ai déjà tué un cerf avec un arc.

— Oui, mais c’était un arc de chasse.

Thomas donna une flèche à son ami et désigna un saule qui s’était entêté à conserver ses feuilles.

— Tire dans le tronc.

Robbie éclata de rire.

— Je ne peux pas le manquer !

Le saule était à trente pas à peine.

— Eh bien, fais voir !

Robbie banda l’arc et jeta un coup d’œil à son instructeur lorsqu’il s’aperçut à quel point cette opération requérait de la force. Ce grand arc en bois d’if était deux fois plus raide que les arcs de chasse qu’il avait utilisés en Écosse.

— Seigneur Jésus ! jura-t-il à mi-voix en tirant la corde vers son nez.

Il s’aperçut que son bras gauche tremblait légèrement sous l’effet de la tension de l’arme. Il vérifia sa cible en laissant glisser son regard le long de sa flèche et s’apprêtait à tirer lorsque Thomas leva la main.

— Tu n’es pas encore prêt.

— Du diable si je ne le suis pas ! protesta-t-il, bien que sous la forme de grognements inarticulés, car l’arc faisait appel à toutes ses forces pour être maintenu en position tendue.

— Non, tu n’es pas prêt, insista Thomas, ta flèche dépasse de l’arc de quatre pouces. Il te faut la tirer en arrière jusqu’à ce que la pointe de la flèche touche ta main gauche.

— Oh, doux Jésus ! gémit Robbie.

Puis il prit une inspiration, s’arma de courage et tira jusqu’à ce que la corde eût dépassé son nez, son œil, et se fût approchée de son oreille droite. La pointe de la flèche toucha sa main gauche, ce qui l’empêchait maintenant de s’aider de la flèche pour vérifier l’emplacement de la cible. Il fronça les sourcils de contrariété et contourna cette nouvelle difficulté en dirigeant légèrement l’arc vers la droite. Son bras gauche tremblait sous l’effort. Incapable de maintenir plus longtemps la tension de la corde, il la relâcha, puis tira d’un coup sec et la corde vint fouetter son avant-bras. Un éclair de plumes blanches passa à un pied du tronc d’arbre. Robbie poussa un juron incrédule, puis rendit l’arc à Thomas.

— Donc, toute l’astuce, c’est d’apprendre à viser ?

— L’astuce, répondit son instructeur, c’est de ne pas viser. Ça se fait, tout simplement. On regarde la cible et on envoie la flèche.

Quelques archers, paresseux, ne tendaient la corde que jusqu’à leur œil et leur décoche était précise, mais leurs flèches manquaient de force. Les bons archers, les archers qui défaisaient des armées ou brisaient des rois en armure rutilante, tendaient la corde jusqu’au bout.

— J’ai appris à une femme, l’été dernier, poursuivit Thomas et elle est devenue bon archer. Vraiment bon archer. Elle touchait un lièvre à soixante-dix pas.

— Une femme !

— Je lui ai fait utiliser une corde plus longue, de sorte qu’il fallait moins de force, mais elle était bon archer tout de même.

Il se remémora la joie de Jeannette à la vue du lièvre qui s’affaissait dans l’herbe en poussant des cris, le flanc transpercé par la flèche. Jeannette. Pourquoi pensait-il tant à elle ?

Ils poursuivirent leur route à travers la contrée saupoudrée de givre. Les flaques d’eau avaient gelé et les contours des haies dénudées étaient soulignés d’une frange de blanc scintillant qui disparut peu à peu au soleil. Ils franchirent deux ruisseaux, puis gravirent une pente traversant deux forêts de hêtres et débouchant sur un plateau qui, lorsqu’ils y parvinrent, se révéla un endroit sauvage recouvert d’une terre fine où jamais la charrue ne s’était enfoncée. Hormis quelques buissons d’ajoncs qui parsemaient l’herbe, la route courait à travers une plaine morne surmontée d’un ciel vide. Mais, contrairement à toute attente, ce désert, loin d’être un simple plateau qui les menait rapidement à l’abri d’une vallée boisée, s’éternisait. Au fur et à mesure de leur progression, les deux amis sentaient monter en eux la sensation désagréable d’être deux lièvres à découvert livrés au regard avide des busards. Ils quittèrent donc la route pour aller marcher au milieu des ajoncs, de façon à jouir d’un semblant de couverture.

Thomas était aux aguets, surveillant l’horizon et se retournant sans cesse. C’était un pays pour cavaliers, un plateau d’herbe rase où l’on pouvait galoper à bride abattue, mais sans le moindre bosquet, sans le moindre creux pour servir de refuge à deux hommes à pied. Et ce plateau paraissait s’étirer à l’infini.

À midi, ils parvinrent à la hauteur d’un cercle de pierres dressées vers le ciel, hautes comme des hommes, et recouvertes d’une épaisse couche de lichen. Le cercle atteignait quarante coudées de diamètre. Ils s’adossèrent à une pierre tombée au sol pour prendre un repas composé de pain et de fromage.

— C’est les invités des noces du diable, pas vrai ? dit Robbie.

— Tu parles des pierres ?

— Nous en avons aussi en Écosse, précisa Robbie en enlevant des morceaux de coquille d’escargot sur la pierre. Il y a des gens qui ont été changés en pierres par le diable.

— Dans le Dorset, dit Thomas, les gens disent que c’est Dieu qui les a changés en pierres.

Robbie plissa le front à cette idée.

— Pourquoi Dieu ferait-il une chose pareille ?

— Pour les punir de danser le sabbat.

— Mais non, pour ça, ils vont simplement en enfer, répliqua Robbie en grattant paresseusement la terre avec son talon. Nous, nous creusons sous les pierres quand nous avons le temps. Pour voir s’il y a de l’or, tu comprends ?

— Vous en avez déjà trouvé ?

— Oui, parfois, dans les tertres. Des pots, et des perles de verre. Des saletés, de toute façon. Nous les jetons en général. Et nous trouvons des pierres de lutin, bien sûr.

Robbie parlait des mystérieuses pointes de flèches en pierre censées avoir été tirées par des arcs de lutins.

Il s’étira pour mieux profiter de la caresse du faible soleil qui était à son zénith dans le ciel d’hiver.

— L’Écosse me manque.

— Je n’y suis jamais allé.

— C’est le pays de Dieu, déclara Robbie avec enthousiasme.

Il était encore en train de vanter les merveilles de son pays lorsque Thomas s’endormit doucement. Celui-ci s’assoupit, mais fut réveillé par un coup de pied de son compagnon.

L’Écossais était perché sur le rocher.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit le jeune archer.

— Du monde.

Thomas grimpa à côté de lui et aperçut quatre cavaliers à environ une demi-lieue au nord. Il redescendit de son perchoir, ouvrit son balluchon pour en sortir une gerbe de flèches et banda son arc.

— Peut-être ne nous ont-ils pas vus, dit-il avec optimisme.

— Si, répliqua brièvement Robbie.

En retournant se poster sur la pierre, Thomas vit que les cavaliers avaient quitté la route et s’étaient arrêtés. L’un d’eux se jucha sur les étriers pour mieux voir les deux étrangers au milieu du cercle de pierres. Ils portaient des cottes de mailles sous leurs capes.

— Je peux en prendre trois, dit Thomas en tapotant son arc, si tu te charges du quatrième.

— Allez, sois bon envers un pauvre Écossais, mendia Robbie en tirant l’épée de son oncle, laisse-m’en deux. Il me faut garnir ma bourse, ne l’oublie pas.

Même s’il se trouvait au loin, prêt à se battre contre quatre cavaliers au fin fond de la Normandie, il n’en était pas moins prisonnier de lord Outhwaite, et tenu de payer sa rançon, fixée à deux cents livres seulement. Celle de son oncle, en revanche, atteignait dix mille livres, et le clan Douglas, en Écosse, devait avoir bien du mal à rassembler la somme.

Les cavaliers ne les quittaient pas des yeux. Sans doute se posaient-ils des questions à propos de ces étrangers, mais sans les craindre le moins du monde. Car, après tout, ils étaient à cheval, en cuirasse et armés, tandis que les intrus étaient à pied. Par conséquent, ceux-ci ne pouvaient être que des vilains. Et des vilains ne menaçaient en rien des cavaliers en armure.

— Une patrouille d’Evecque ? s’interrogea Robbie à haute voix.

— Certainement.

Le comte de Coutances avait sans doute des hommes qui sillonnaient la région à la recherche de vivres. Ou alors, c’étaient des renforts chevauchant à la rescousse du comte. Mais, quels qu’ils fussent, tout étranger perdu au milieu de cette campagne ne pouvait être qu’une proie pour leurs armes.

— Ils arrivent, annonça Robbie en les voyant se mettre en ligne.

Les cavaliers, prévoyant que les inconnus tenteraient de s’échapper, avaient formé la ligne pour les prendre au collet.

— Ce sont les quatre cavaliers, hein ? poursuivit le jeune Écossais. Je ne me souviens jamais du quatrième.

— La mort, la guerre, la peste et la famine, lui rappela Thomas en plaçant sa première flèche sur la corde.

— C’est la famine que j’oublie toujours.

Les soldats, à un quart de lieue des deux amis, avançaient au petit galop sur la terre fine et solide, l’épée tirée. Thomas conservait son arme baissée, de sorte qu’ils ne se préparent pas à recevoir les flèches. Maintenant, le bruit des sabots était audible. Il pensa aux quatre cavaliers de l’apocalypse, l’effrayant quatuor de cavaliers dont l’apparition présagerait la fin des temps et la dernière grande bataille entre les deux et l’enfer. La guerre apparaîtrait chevauchant un cheval couleur de sang, la famine serait sur un étalon noir, la peste ravagerait le monde sur une monture blanche, tandis que la mort viendrait en montant un cheval blême.

Tout à coup, Thomas eut la vision de son père assis raide sur son siège, la tête rejetée en arrière, entonnant en latin : et ecce equus pallidus. Le père Ralph prenait un malin plaisir à prononcer ces mots pour tourmenter sa gouvernante et maîtresse, la mère de Thomas. Celle-ci, bien que ne sachant pas le latin, comprenait que ces mots évoquaient la mort et l’enfer et pensait, à bon droit comme la suite devait le révéler, que son prêtre de concubin invoquait l’enfer et la mort sur Hookton.

— Et voici un cheval blême, dit Thomas.

Robbie lui jeta un regard perplexe.

— « Et je vis : c’était un cheval blême. Celui qui le montait, on le nomme “la Mort”, et l’Hadès le suivait. »

— Hadès ? Est-ce l’un des cavaliers ? s’enquit Robbie.

— L’Hadès, c’est l’enfer, et c’est ce que ces bâtards vont bientôt connaître ! jeta Thomas.

Il souleva son arc et l’arma, en proie à une soudaine bouffée de colère et de haine envers les quatre hommes. Et la corde entonna son chant, une note violente et profonde, et avant que la musique ne s’éteigne, Thomas avait déjà sorti une deuxième flèche parmi la douzaine qu’il avait plantées pointes en bas dans le sol. À nouveau, il tendit la corde. Les cavaliers continuaient à fondre droit sur eux lorsqu’il visa celui de gauche. Il décocha son trait, en prit un troisième, et, tandis que le martèlement des sabots sur le sol durci par le gel était aussi puissant que celui des tambours écossais à Durham, le deuxième homme sur la droite se mit à zigzaguer, tomba en arrière, une flèche plantée dans la poitrine. Le troisième sur la gauche était renversé sur le troussequin de sa selle. Les deux autres, comprenant enfin le péril, s’écartèrent pour se mettre hors de portée. Les mottes de terre et d’herbe jaillissaient sous les sabots de leurs chevaux. Thomas se dit qu’avec deux doigts de bon sens, ils s’enfuiraient comme s’ils avaient l’Hadès et la Mort à leurs trousses et rebrousseraient chemin dans l’espoir d’échapper aux flèches. Mais de bon sens, ils n’en avaient point. Car, mus par la rage propre à deux soldats défiés par celui qu’ils avaient pris pour un ennemi inférieur, ils revinrent sur leur proie et Thomas décocha sa troisième flèche. Les deux premiers cavaliers étaient hors d’état de nuire, l’un tombé à terre et l’autre étendu telle une poupée molle sur son cheval qui broutait tranquillement l’herbe pâle d’hiver. Et la troisième flèche vola droit sur sa victime. Le cheval qui avançait au galop leva la tête et la flèche glissa sur le côté de son crâne, éclaboussant de rouge son poil noir. L’animal vira sous l’effet de la douleur et le cavalier, qui ne s’était pas préparé à se retourner, perdit l’équilibre. Mais Thomas n’avait pas le loisir de surveiller ses faits et gestes car déjà le quatrième cavalier était à l’intérieur du cercle et fondait sur lui, chevauchant un cheval gris pâle.

L’homme, vêtu d’une vaste cape noire qui se soulevait derrière lui, tira son épée avec un cri de défi et la dirigea telle une lance contre la poitrine de son adversaire. Mais Thomas avait déjà placé sa quatrième flèche sur la corde, et l’homme à la cape comprit soudain qu’il avait une fraction de seconde de retard. « Non ! » hurla-t-il, et Thomas ne prit pas la peine de tendre pleinement son arc. Il lança sa flèche avec suffisamment de force pour lui permettre d’aller s’enfoncer dans la tête du cavalier, faisant éclater l’arête de son nez et se logeant profondément dans son crâne.

L’homme s’affaissa, le bras qui tenait son épée tomba. Thomas sentit le vent lorsque son cheval passa à côté de lui en galopant dans un bruit de tonnerre, avant que son cavalier ne s’affale sur sa croupe.

Le troisième homme, celui qui avait été jeté à bas de sa monture, s’approchait de Robbie au centre du cercle. Thomas déterra une flèche.

— Non, lui cria l’Écossais, il est à moi.

Thomas détendit la corde.

— Chien bâtard ! cracha l’homme à l’adresse de Robbie.

La vue de celui qu’il prenait pour un béjaune avait dû le rassurer, car ce fut avec un demi-sourire qu’il bondit sur l’Écossais en brandissant son épée. Robbie recula, para, et les lames résonnèrent comme des cloches dans le ciel clair.

— Bâtard ! répéta l’homme en réitérant son attaque.

Robbie recula encore, cédant du terrain jusqu’à ce qu’il eût presque atteint le cercle de pierres, et sa retraite inquiéta Thomas qui avait déjà réarmé son arc. Mais soudain, Robbie para d’un geste vif et riposta si vite que le Français fit marche arrière en toute hâte.

— Bâtard d’Anglais ! l’insulta Robbie, en fendant l’air de sa lame baissée, contraignant l’homme à baisser la sienne pour parer.

D’un seul geste, l’Écossais la fit voler de côté et plongea l’épée de son oncle dans la nuque du Français.

— Bâtard de bâtard d’Anglais ! aboya Robbie en retirant son épée, ce qui fit gicler une gerbe de sang rouge vif. Maudit porc anglais !

Il libéra son épée, puis la baissa à nouveau en taillant dans ce qui restait du cou de l’homme, qui tomba dans une flaque de sang.

— Ce n’était pas un Anglais, observa Thomas.

— Oh, c’est mon habitude quand je me bats, expliqua l’Écossais. C’est comme ça que mon oncle m’a entraîné.

S’avançant vers sa victime, il demanda :

— Il est mort ?

— Tu lui as à moitié coupé la tête, répondit son ami, qu’est-ce que tu crois ?

— Je crois que je vais lui prendre sa bourse, répliqua Robbie en s’agenouillant à côté du mort.

L’un des deux hommes atteints par les flèches de Thomas était toujours vivant. À chaque respiration, un gargouillement sortait de sa gorge, accompagné de bulles roses qui séchaient sur ses lèvres. C’était celui qui s’était écroulé sur sa selle. Il gémit lorsque Thomas le fit tomber à terre.

— Va-t-il vivre ? s’enquit Robbie, qui s’était approché pour voir ce que faisait son compagnon.

— Par le Christ, non ! répondit le jeune archer en sortant son couteau.

— Doux Jésus ! s’exclama Robbie en reculant. Tu avais vraiment besoin de lui trancher la gorge ?

— Je ne veux pas que le comte de Coutances sache que nous ne sommes que deux, expliqua Thomas. Je veux que le comte de Coutances soit frappé de terreur. Je veux qu’il croie que les cavaliers du diable en personne sont à la poursuite de ses hommes.

Ils rassemblèrent les quatre cadavres et, après une chasse épuisante, parvinrent à ramener les quatre chevaux. Des corps et des sacoches, ils sortirent près de quatre-vingts livres de mauvaises pièces d’argent, trois bonnes dagues, quatre épées, une bonne cotte de mailles que Robbie réclama pour remplacer la sienne, et une chaîne en or qu’ils coupèrent en deux avec l’une des épées de leur butin. Puis Thomas prit les deux épées les moins bonnes pour les planter au bord de la route et y attacher une paire de chevaux. Il fixa solidement en travers de leur selle deux des cadavres qui se retrouvèrent pendants de part et d’autre, les yeux vitreux et la peau striée de sang. Les deux autres corps, délestés de leurs cuirasses, furent placés sur la route, et, dans chacune des deux bouches, Thomas introduisit des touffes d’ajoncs. Ce geste n’avait aucune signification, mais, pour ceux qui trouveraient les corps, il évoquerait des choses étranges, voire sataniques.

— C’est pour inquiéter ces scélérats, expliqua Thomas.

— Avec quatre cadavres, ils auront déjà un coup au cœur.

— Oui, mais s’ils y voient la marque du diable, ils en trembleront de tous leurs membres.

Le comte de Coutances se gausserait s’il savait que les seuls renforts de messire Guillaume se réduisaient à deux jeunes gens, mais il ne pourrait ignorer quatre cadavres assortis de signes étranges. Et il ne pourrait ignorer la mort.

Lorsque les corps eurent été disposés, Thomas prit la grande cape noire, les pièces d’argent et les armes, le meilleur des étalons et le cheval blême.

Car le cheval blême appartenait à la Mort.

Ainsi équipés, Thomas et Robbie avaient de quoi fabriquer des cauchemars.

L'archer du Roi
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